Issue d'une famille d'immigrés juifs polonais, Suzanne Lopata grandit à Paris où ses parents tiennent un atelier de modiste jusqu'en 1942. Suite à la déportation de son père à Auschwitz, sa mère - arrêtée dans la rafle du vélodrome d'Hiver mais relâchée en raison de la dérogation concernant les femmes nourrissant au sein leur bébé - l'emmène avec son frère et sa soeur se cacher dans une ferme normande où ils vivent sous de faux papiers jusqu'à la libération.
De retour à Paris, Suzanne poursuit ses études et intègre une école de couture en 1948 dans le cadre de l'ORT (Organisation Reconstruction Travail), un programme éducatif dédié aux enfants juifs rescapés et dépossédés de leurs biens. Elle s'y initie au dessin et à la peinture avant de compléter cet apprentissage par des cours à l'Académie Frochot puis à la Grande Chaumière. Après l'obtention de son certificat d'aptitude professionnelle, elle occupe divers emplois tout en continuant de peindre malgré l'opposition catégorique de sa mère, effrayée par la perspective d'une vie encore plus miséreuse. Déterminée à gagner sa liberté, elle s'enfuit du domicile familial et loue une chambre de bonne en mauvais état : là, elle peint son intérieur rudimentaire, témoignage sans pathos de sa situation précaire.
En 1958, elle rencontre le peintre suisse Jürg Kreienbühl qui habite alors parmi les marginaux du bidonville de Bezons dans un vieil autobus sans roue. Ils emménagent en 1962 dans un petit appartement à Argenteuil où ils se marient en présence de leurs amis gitans, un an avant la naissance de leur fils, le peintre Stéphane Belzère. Dans ses tableaux d'Argenteuil, elle décrit son logement, les objets du quotidien (fauteuil, lit, fenêtre, évier…) et réalise quelques vues de banlieue.
La famille s'installe en 1966 à Cormeilles-en-Parisis dans une maison à l'atmosphère très singulière qui devient un personnage à part entière de son œuvre. Les pièces aux murs tapissés de motifs floraux ou peints de couleurs vives sont saturées de bibelots hétéroclites : têtes en plâtre de saints d'église, vases Art Nouveau, figurines de Geisha, objets chinés en tout genre… Elle cherche à retranscrire son univers familial et familier, en dressant avec minutie un état des lieux de sa maison et en exécutant régulièrement des autoportraits mélancoliques dont la pudeur contraste avec l'exubérance du décor à la limite du kitsch. La récurrence de ce thème domestique reflète son besoin d'un espace cloisonné comme un refuge face au monde extérieur, corollaire des traumatismes de l'enfance. À partir des années années 70, elle commence à exposer régulièrement en Suisse où son travail est comparé à celui du peintre naïf suisse Adolf Dietrich.
Dans les années suivantes, elle développe d'autres sujets liés à son environnement immédiat : le vieux Cormeilles, le square Daguerre près de l'église, la campagne alentour, le voisinage, les lieux de villégiature familiale (Ault-Onival, Hérisson, Vendeuvre, les Alpes…). Souvent associé à l'œuvre de Jürg Kreienbühl, le travail de Suzanne Lopata s'appuie sur la même observation méticuleuse du réel mais s'en distingue par une approche moins documentaire. Ses tableaux composent un journal intime circonscrit à la sphère de sa vie quotidienne, une réappropriation intériorisée des êtres, des choses et des endroits aimés, sublimés par la simplicité de son regard. Datés de la même époque, deux carnets de croquis, associant textes et descriptions à l'aquarelle de lieux familiers, constituent un objet poétique émouvant, entre anecdotes et réflexions personnelles.
À partir des années 80, parallèlement à ses grands thèmes de prédilection (intérieurs, natures mortes d'objets décoratifs, portraits, monuments de Cormeilles…), elle s'attache à peindre des coins de jardin qui sont autant de petits fragments de paradis. Les motifs floraux laissent place à une végétation foisonnante et l'éclairage artificiel aux variations de la lumière naturelle, comme un écho à sa fascination adolescente pour les impressionnistes. La touche, plus libre, et les ciels, plus grands, traduisent une forme de sérénité, un émerveillement sans afféterie face au cycle de la nature.
En 2003, le Centre culturel de l'Arsenal à Maubeuge montre ses peintures de la période 1955 - 2002. En 2022, le Kunsthaus Interlaken organise la première exposition qui réunit des œuvres de sa famille - les siennes, celles de son mari et de son fils - puis sa ville lui rend hommage avec l'exposition Suzanne Lopata. Peintre de la réalité Cormeillaise au Château Lamazière. Elle décède un an plus tard, en 2023.